8
Les champs ensanglantés

 

 

La horde arriva à l’entrée du Plateau de Bremen juste avant midi. Ils mouraient d’envie d’annoncer leur charge glorieuse avec un chant de guerre, mais ils savaient que la discrétion était essentielle à la réussite du plan de bataille de DeBernezan.

Celui-ci fut réconforté par la vue familière des voiles qui ponctuaient les eaux de Maer Dualdon, tandis qu’il trottait aux côtés du roi Haalfdane. La surprise serait totale, croyait-il. Puis, il releva avec une ironie amusée que sur certains des bateaux flottaient déjà les drapeaux rouges annonçant une prise.

— Plus de richesses pour les vainqueurs, siffla-t-il dans sa barbe.

Les barbares n’avaient donc toujours pas entamé leur chant quand la tribu de l’Ours se sépara du gros des troupes et se dirigea vers Termalaine, bien que le nuage de poussière qui marquait leur progression aurait suffi à signaler à un observateur prudent qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Les envahisseurs déferlèrent vers Bryn Shander et poussèrent leur première acclamation quand le fanion de la cité principale fut en vue.

Les forces combinées des quatre villages de Maer Dualdon attendaient, cachées dans Termalaine. Leur objectif était de frapper vite et bien, d’écraser la petite tribu qui attaquait la ville aussi vite que possible avant d’aller à la rescousse de Bryn Shander, coinçant le reste de la horde entre les deux armées. Kemp de Targos était en charge de cette opération, mais il avait concédé le premier tir à Agorwal, porte-parole de la cité menacée.

Des torches embrasaient les bâtiments en bordure de la ville quand l’armée sauvage de Haalfdane se rua à l’intérieur. Termalaine était la deuxième ville la plus peuplée parmi les neuf villages de pêcheurs, juste derrière Targos, mais c’était une ville étendue et dépouillée, dont les maisons s’éparpillaient sur un vaste espace, entrecoupé de larges avenues. La cité avait préservé l’intimité de ses habitants en leur attribuant un minimum d’espace personnel, ce qui lui donnait un air dépeuplé et trompeur quant à l’importance de sa population. Pourtant, DeBernezan eut l’impression que les rues étaient inhabituellement désertes. Il fit part de son inquiétude au roi barbare qui se tenait à ses côtés, mais Haalfdane lui assura que les rats qui peuplaient cette ville étaient partis se terrer à l’approche de la tribu de l’Ours.

— Sortez-les de leurs trous et brûlez leurs maisons ! hurla le roi barbare. Que les pêcheurs sur le lac entendent les cris de leurs femmes, et qu’ils voient la fumée de leur ville partie en flammes !

Mais alors une flèche se planta avec un bruit sourd dans le torse de Haalfdane, s’enfonçant profondément dans sa chair et lui déchirant le cœur. Le barbare, stupéfait, baissa des yeux horrifiés sur le fût vibrant, incapable d’émettre un dernier cri avant que les ténèbres de la mort se referment sur lui.

Avec son arc en bois de frêne, Agorwal de Termalaine avait réduit au silence le roi de la tribu de l’Ours. Et au signal du tir d’Agorwal, surgirent les quatre armées de Maer Dualdon.

Ils bondirent du haut des toits de chaque édifice, surgirent des allées et des embrasures de chaque rue. Contre l’assaut féroce de cette multitude, les barbares troublés et surpris comprirent immédiatement que la fin de leur combat était proche. Beaucoup furent mis en pièces avant même d’avoir eu le temps de dégainer leurs armes.

Les envahisseurs les plus aguerris réussirent à se rassembler en petits groupes, mais les habitants des Dix-Cités, qui se battaient pour leurs demeures et leurs familles, munis d’armes ensorcelées forgées par les nains, fondirent immédiatement sur eux. Sans peur, ils écrasèrent le reste des envahisseurs sous le poids de leur nombre.

Dans une ruelle à la limite de Termalaine, Régis plongea derrière l’abri d’une petite charrette comme deux barbares passaient non loin de lui. Le halfelin était face à un dilemme personnel : il ne voulait pas qu’on le traite de lâche, mais il n’avait aucune intention de se jeter dans la bataille contre des races bien plus grandes que lui. Quand le danger fut passé, il fit le tour de la charrette et tenta de déterminer sa prochaine action.

Tout à coup, un homme brun – un membre de la milice des Dix-Cités, supposa Régis – pénétra dans la ruelle et aperçut le halfelin. Régis savait qu’il n’était plus temps de se cacher, qu’il lui fallait maintenant faire face.

— Deux de ces racailles viennent de passer par là, lança-t-il résolument au Méridional. Venez avec moi, si nous faisons vite, nous pouvons encore les rattraper !

Mais DeBernezan avait d’autres plans. Dans une tentative désespérée de sauver sa propre vie, il avait décidé de se glisser dans une ruelle et d’émerger d’une autre comme un des membres de la force des Dix-Cités. Il avait l’intention de n’épargner aucun témoin de sa traîtrise. Il marcha fermement vers Régis, sa mince épée dégainée.

Régis sentit que quelque chose clochait dans les manières de l’homme qui se rapprochait.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, bien que, d’une certaine façon, il n’attende pas vraiment de réponse.

Il pensait connaître à peu près tout le monde dans la ville, mais il ne croyait pas avoir vu cet homme auparavant. Déjà, il avait le désagréable soupçon que cet homme était le traître que Drizzt avait décrit à Bruenor.

— Comment se fait-il que je ne vous ai pas vu arriver avec les autres tout à l’heur…

DeBernezan dirigea un coup d’épée en direction des yeux du halfelin. Régis, habile et toujours sur ses gardes, réussit à faire un écart pour l’éviter, mais la lame égratigna le coin de sa tête et l’élan de son esquive l’envoya rouler au sol. Avec un sang-froid troublant, l’homme brun se rapprocha encore, imperturbable et indifférent.

Régis lutta pour se remettre sur ses pieds et recula au même rythme que son assaillant, mais il buta alors contre le flanc de la petite charrette. DeBernezan avançait inexorablement. Le halfelin n’avait plus nulle part où s’enfuir.

Aux abois, Régis sortit le rubis qu’il portait en pendentif sous son gilet.

— S’il vous plaît, ne me tuez pas, supplia-t-il, tenant la pierre étincelante par sa chaîne, la laissant se balancer de façon séduisante. Si vous me laissez vivre, je vous donnerai ce joyau et vous montrerai où en trouver de nombreux autres ! (Régis fut encouragé par la légère hésitation de DeBernezan à la vue de la pierre.) Il est certain qu’il est merveilleusement taillé et qu’il vaut tout l’or du trésor d’un dragon !

DeBernezan avait toujours son épée dégainée, mais Régis comptait les secondes qui passaient et l’homme brun ne cillait pas. La main gauche du halfelin commença à se raffermir, tandis que sa main droite, dissimulée derrière son dos, serrait fermement la poignée de la petite mais lourde masse que Bruenor avait forgée spécialement pour lui.

— Venez, regardez de plus près, suggéra doucement Régis. (DeBernezan, entièrement sous le charme de la pierre scintillante, se plia en deux pour mieux examiner la danse fascinante de son chatoiement.) Ce n’est pas vraiment de bonne guerre, déplora Régis à haute voix, confiant dans le fait que DeBernezan était totalement inconscient de ce qu’il pouvait bien dire à cet instant.

Il assena la boule hérissée de la masse sur l’arrière du crâne de l’homme penché vers lui.

Régis regarda le résultat de sa sale besogne et haussa distraitement les épaules. Il avait seulement fait le nécessaire.

Les bruits des combats dans la rue se rapprochèrent de l’allée où il avait trouvé refuge et le sortirent de sa contemplation. De nouveau, le halfelin suivit son instinct. Il rampa sous le corps de son ennemi tombé à terre, puis une fois en dessous, il pivota pour donner l’impression d’être tombé sous le poids de son ennemi.

Quand il inspecta les dégâts causés par la première attaque de DeBernezan, il fut heureux de voir qu’il n’avait pas perdu son oreille. Il espérait que sa blessure était suffisamment sérieuse pour rendre crédible ce simulacre de lutte à mort.

 

***

 

Le gros de la force barbare atteignit la large colline basse au sommet de laquelle se tenait Bryn Shander sans être conscient de ce qui était advenu à leurs compagnons à Termalaine. Là encore, ils se séparèrent, Heafstaag menant la tribu de l’Élan le long du bord oriental de la colline et Beorg se dirigeant droit sur la cité fortifiée avec le reste de la horde. Dès lors, ils entonnèrent leur chant de bataille, espérant décontenancer d’autant plus la population déjà bouleversée et effrayée des Dix-Cités.

Mais derrière les murailles de Bryn Shander se déroulait une scène très différente de ce que les barbares imaginaient. L’armée de la ville ainsi que les forces conjointes de Caer-Konig et de Caer-Dineval se tenaient là, leurs arcs, lances et marmites d’huile bouillante prêts pour le combat.

Par un ironique et sinistre coup du sort, la tribu de l’Élan, hors de vue de la muraille en façade de la ville, poussa une acclamation quand les premiers cris d’agonie résonnèrent sur la colline, pensant que les victimes étaient les habitants des Dix-Cités pris par surprise. Quelques secondes plus tard, comme Heafstaag menait ses hommes le long de la courbe orientale de la butte, eux aussi se retrouvèrent en plein désastre. Les armées résolues de Bon-Hydromel et de la Brèche de Dougan étaient tapies là, et les barbares furent débordés avant même de savoir ce qui leur tombait dessus.

Après les premiers moments de confusion, cependant, Heafstaag parvint à reprendre le contrôle de la situation. Ses guerriers avaient survécu à de nombreuses batailles, c’étaient des combattants expérimentés qui ne connaissaient pas la peur. Même avec les pertes dues à l’assaut initial, ils n’étaient pas moins nombreux que l’armée qui leur faisait face, et Heafstaag était certain qu’il pouvait rapidement prendre le dessus sur les pêcheurs et mettre ses hommes en position malgré tout.

Mais alors, chargeant par la Route du Levant, l’armée de Havre-du-Levant arriva en criant et fondit sur le flanc gauche de l’armée des barbares. Heafstaag, toujours imperturbable, donna l’ordre à ses hommes de prendre la position adéquate pour se protéger de ce nouvel ennemi quand quatre-vingt-dix nains aguerris et lourdement armés se ruèrent sur leurs arrières. L’armée de nains aux visages sinistres attaqua dans une formation en V emmenée par Bruenor. Ils ouvrirent les rangs de la tribu de l’Élan, balayant les barbares comme une faux coupe l’herbe à ras.

Les barbares combattirent avec courage, et de nombreux pêcheurs moururent sur les versants orientaux de Bryn Shander. Mais la tribu de l’Élan était surpassée en nombre et débordée sur ses flancs : le sang des barbares se déversait en plus grandes quantités que celui de leurs ennemis. Heafstaag faisait des efforts frénétiques pour reformer ses troupes, mais tout semblant de formation et d’ordre se désintégrait autour de lui. Le roi géant comprit avec horreur – et avec honte – que chacun de ses guerriers périrait dans ce champ s’ils ne trouvaient pas le moyen de s’échapper vers la sécurité de la toundra.

Ce fut Heafstaag en personne, lui qui n’avait jamais battu en retraite au combat, qui prit la tête de la fuite désespérée. Accompagné d’autant de guerriers qu’il put en rassembler, il se rua sur le flanc de l’armée des nains, cherchant un passage entre celle-ci et l’armée de Havre-du-Levant. La plupart des barbares furent taillés en morceaux par les lames du peuple de Bruenor, mais quelques-uns parvinrent à quitter la zone encerclée et à détaler vers le Cairn de Kelvin.

Heafstaag parvint à s’extirper de ce goulet, tuant deux nains au passage, mais tout à coup le roi géant fut englouti par une sphère d’impénétrables ténèbres. Il plongea au travers la tête la première, mais quand il émergea en pleine lumière de l’autre côté, il se retrouva face à un elfe noir.

 

***

 

Bruenor avait déjà sept entailles à rajouter sur le manche de sa hache, et il fonça sur le numéro huit, un adolescent barbare grand et dégingandé. Trop jeune pour avoir de la barbe, il brandissait pourtant l’étendard de la tribu de l’Élan avec l’aplomb d’un combattant expérimenté. Bruenor considéra avec curiosité le regard engageant et le visage paisible du jeune homme alors qu’il se rapprochait de lui. Il fut surpris de ne pas voir ses traits tordus par la soif de sang, révélant plutôt une certaine profondeur. Le nain s’aperçut qu’il déplorait sincèrement le fait de devoir tuer quelqu’un de si jeune et de si peu commun, et sa pitié le fit hésiter quand tous deux engagèrent le combat.

Mais, fidèle à la férocité de ses origines, l’adolescent ne fit pas de sentiments, et l’hésitation de Bruenor lui permit de porter le premier coup. Avec une précision mortelle, il abattit la hampe de son étendard sur la tête de son ennemi, la brisant en deux au passage. L’incroyable puissance du choc bossela le casque de Bruenor et lui fit faire un petit bond en arrière. Aussi robuste que la montagne rocheuse dans laquelle il creusait ses mines, Bruenor mit les mains sur ses hanches et leva des yeux furieux sur le barbare, qui faillit en lâcher son arme, choqué qu’il était que le nain soit encore debout.

— Petit imbécile, grogna Bruenor tandis qu’il balayait les jambes de l’adolescent pour le faire chuter. On t’a jamais dit qu’fallait pas frapper un nain sur la tête ?

Le jeune barbare tenta désespérément de se remettre sur ses pieds, mais Bruenor le frappa au visage avec son bouclier d’acier.

— Huit ! hurla le nain tandis qu’il partait en trombe à la recherche du numéro neuf.

Mais il considéra pendant un moment le jeune homme tombé à terre, en secouant la tête. La perte d’un homme dont le regard comme les prouesses étaient tellement empreints d’intelligence, et qui ressemblait si peu aux féroces natifs de Valbise, était un gâchis irréparable.

 

***

 

La fureur de Heafstaag redoubla quand il reconnut son nouvel adversaire comme étant un drow.

— Chien de sorcier ! rugit-il en levant sa hache énorme vers le ciel.

Tandis qu’il parlait, Drizzt, d’une chiquenaude, auréola de flammes violettes le grand barbare des orteils aux oreilles. Heafstaag hurla d’horreur devant le feu magique, bien que sa peau ne soit pas brûlée par les flammes. Drizzt se jeta sur lui, ses deux cimeterres tournoyants le dardant de coups, trop rapides pour que le roi barbare puisse tous les esquiver.

Son sang dégoulinait de nombreuses blessures légères, mais ce n’était qu’une gêne mineure pour Heafstaag. L’énorme hache s’abattit dans une courbe descendante, et bien que Drizzt parvienne à dévier sa course, l’effort lui laissa le bras gourd. Le barbare balança de nouveau sa hache. Cette fois-ci, Drizzt réussit à rouler hors de portée de son balayage meurtrier et, quand il se releva, ce fut pour voir Heafstaag, déséquilibré par la manœuvre, faire un faux pas et se retrouver exposé à une riposte. Drizzt n’hésita pas, plongeant profondément l’une de ses lames dans le flanc du roi barbare.

Heafstaag poussa un cri de douleur et répliqua d’un coup à revers en représailles. Drizzt pensait lui avoir porté un coup fatal, et sa surprise fut totale quand il vit la tête plate de la hache de Heafstaag s’écraser dans ses côtes et l’envoyer voltiger dans les airs. Le barbare chargea vivement à la suite, désireux d’achever ce dangereux adversaire avant que celui-ci puisse se remettre sur ses pieds.

Mais Drizzt était aussi agile qu’un chat. Il atterrit au sol dans une roulade et se releva pour faire face à l’assaut de Heafstaag, l’un de ses cimeterres fermement pointé en avant. Sa hache perchée au-dessus de la tête ne pouvant lui être d’aucune aide, le barbare piégé ne put freiner son élan suffisamment tôt pour éviter de s’empaler le ventre sur la pointe cruelle de la lame. Il jeta pourtant un regard furieux au drow et commença à balancer sa hache. Déjà convaincu de la force surhumaine du barbare, Drizzt était resté sur ses gardes cette fois-ci. Il planta sa deuxième lame juste en dessous de la première, ouvrant le bas de l’abdomen de Heafstaag d’une hanche à l’autre.

La hache de Heafstaag tomba au sol, inoffensive, comme il portait la main à sa blessure dans une tentative désespérée d’empêcher ses entrailles de se répandre. Son énorme tête pendante roulait d’un côté à l’autre, tout commença à tourner autour de lui, et il se sentit tomber dans un puits sans fond.

Plusieurs autres barbares, poursuivis par des nains déchaînés, arrivèrent à ce moment-là et se saisirent de leur roi avant qu’il touche le sol. Leur dévouement envers Heafstaag était tel que deux d’entre eux le soulevèrent et l’emmenèrent au loin, tandis que les autres firent front devant la marée de nains qui arrivait sur eux, sachant qu’ils seraient taillés en pièces, mais espérant laisser à leurs compagnons suffisamment de temps pour mettre leur roi à l’abri.

Drizzt roula au sol pour s’éloigner des barbares et bondit sur ses pieds pour prendre en chasse les deux hommes qui portaient Heafstaag. Il avait le sentiment écœurant que le terrible roi pourrait survivre, même à cette dernière blessure gravissime, et il était déterminé à en finir. Mais quand il se releva, il eut lui aussi l’impression que tout se mettait à tourner autour de lui. Le pan de sa cape était maculé de son propre sang, et il eut brusquement du mal à reprendre son souffle. Le soleil éclatant de midi brûlait ses yeux nocturnes, et il était trempé de sueur.

Drizzt s’effondra dans les ténèbres.

 

***

 

Les trois armées qui attendaient derrière les murs de Bryn Shander s’étaient rapidement débarrassées du premier rang des envahisseurs, avant de repousser les barbares subsistants à mi-chemin de la colline. Imperturbable et pensant que le temps jouerait en sa faveur, la horde féroce s’était regroupée autour de Beorg et avait commencé à revenir vers la ville dans une marche ferme et prudente.

Quand les barbares entendirent arriver la charge qui gravissait la pente orientale, ils supposèrent que Heafstaag avait fini sa bataille de l’autre côté de la colline et qu’il était de retour pour les aider à faire une entrée fracassante dans la cité. Puis Beorg aperçut des barbares qui fuyaient vers le nord par Colbise, l’étendue de terre qui faisait face au Plateau de Bremen, entre le lac Dinneshere et le versant occidental du Cairn de Kelvin. Le roi de la tribu du Loup savait que les siens étaient en péril. Sans donner aucune explication en dehors de la promesse d’enfoncer la pointe de sa lance dans quiconque discuterait ses ordres, Beorg commença à détourner ses hommes pour les mener loin de la cité, espérant se regrouper avec Haalfdane et la tribu de l’Ours pour sauver autant de ses hommes que possible.

Avant même d’avoir pu complètement renverser le sens de la marche, il constata que Kemp et les quatre armées de Maer Dualdon se trouvaient derrière lui, leurs rangs à peine éclaircis par le massacre de Termalaine. Les armées de Bryn Shander, Caer-Konig, et Caer-Dineval apparurent devant le mur de la ville, et Bruenor arriva sur le côté de la colline, menant le clan des nains et les trois dernières armées des Dix-Cités.

Beorg ordonna à ses hommes de former un cercle serré.

— Tempus nous regarde, leur hurla-t-il. Faites en sorte qu’il soit fier de son peuple !

Il restait près de huit cents barbares, et ils combattaient avec la conviction d’être bénis par leur dieu. Ils tinrent leur formation pendant presque une heure, chantant et trépassant, avant que leurs rangs se disloquent et que le chaos s’abatte sur eux.

Ils furent moins de cinquante à s’en tirer vivants.

 

***

 

Après que les dernières frappes eurent enfin été portées, les guerriers des Dix-Cités, épuisés, s’attelèrent à la tâche sinistre de trier leurs morts. Plus de cinq cents de leurs compagnons avaient été tués et deux cents de plus finiraient par mourir de leurs blessures, pourtant le bilan n’était pas si lourd si l’on considérait les deux mille barbares étendus morts dans les rues de Termalaine et sur les pentes de Bryn Shander.

Plusieurs héros étaient nés ce jour-là, et Bruenor, bien que pressé de repartir sur les champs de bataille orientaux à la recherche des compagnons qui manquaient à l’appel, marqua une longue pause quand le dernier d’entre eux fut porté triomphalement en haut de la colline jusqu’à Bryn Shander.

— Ventre-à-Pattes ? s’exclama le nain.

— Mon nom c’est Régis, rétorqua le halfelin du haut de son perchoir, croisant fièrement les bras sur sa poitrine.

— Respect, mon bon nain, dit l’un des hommes qui portaient Régis. En combat singulier, le porte-parole de Bois Isolé a tué le traître qui avait déchaîné cette horde sur nous, et ce, bien qu’il ait été cruellement blessé lors du combat !

Bruenor eut un gloussement amusé tandis que la procession le dépassait.

— Y a plus à dire sur c’te histoire que c’qu’en a été dit, j’en prends l’pari, gloussa-t-il à l’attention de ses amis tout aussi amusés que lui. Ou j’suis un gnome barbu !

 

***

 

Kemp de Targos et l’un de ses lieutenants furent les premiers à arriver près de la silhouette étendue de Drizzt Do’Urden. Kemp donna de petits coups de pied à l’elfe noir du bout de sa botte maculée de sang, n’obtenant en guise de réponse qu’un gémissement à peine conscient.

— Il est vivant, dit Kemp à son lieutenant avec un sourire amusé. C’est dommage.

Il donna un nouveau coup de pied au drow blessé, cette fois avec plus d’enthousiasme. Son compagnon eut un rire approbateur et releva lui aussi son pied, s’apprêtant à porter un coup pour se joindre au jeu.

Tout à coup, un poing recouvert d’une cotte de mailles s’abattit sur les reins de Kemp, avec assez de force pour faire voltiger le porte-parole au-dessus de Drizzt et l’envoyer rebondir sur la pente raide de la colline. Son lieutenant se retourna d’un coup, se baissant juste assez pour recevoir le second coup de Bruenor en plein dans la figure.

— Et un pour toi aussi ! grommela le nain furieux quand il sentit le nez de l’homme se fracasser sous l’impact.

Cassius de Bryn Shander, qui avait vu l’incident des hauteurs de la colline, poussa un cri de rage et se rua sur la pente en direction de Bruenor.

— Tu devrais prendre des leçons en matière de diplomatie ! le sermonna-t-il.

— Reste où t’es, fils de cochon des marais ! répondit d’un ton menaçant Bruenor. Vous d’vez vos fichues vies et vos saletés d’pénates au drow, hurla-t-il à quiconque pouvait l’entendre, et vous l’traitez comme un chien !

— Prends garde à tes paroles, le nain ! rétorqua Cassius, saisissant la garde de son épée non sans hésitation.

Les nains s’alignèrent en cercle autour de leur chef, et les hommes de Cassius se rassemblèrent autour de lui.

Puis une troisième voix s’éleva avec clarté.

— Prends garde à tes propres paroles, Cassius, avertit Agorwal de Termalaine. J’aurais fait la même chose à Kemp si j’avais eu le courage de ce nain ! (Il montra le nord du doigt.) Le ciel est dégagé, cria-t-il. Mais si le drow n’avait pas été là, il serait envahi par la fumée de Termalaine en flammes !

Le porte-parole de Termalaine et ses compagnons s’avancèrent pour rejoindre les rangs des nains. Deux d’entre eux relevèrent Drizzt du sol avec ménagement.

— Ne crains rien pour ton ami, vaillant nain, dit Agorwal. On prendra bien soin de lui dans ma cité. Plus jamais, au grand jamais, ni moi, ni mes concitoyens de Termalaine ne le jugerons à cause de sa couleur de peau et de la réputation de ses semblables !

Cassius était fou de rage.

— Que tes soldats quittent les terres de Bryn Shander, sinon… ! cria-t-il à Agorwal, en vain, car les hommes de Termalaine étaient déjà en train de partir.

Satisfait que le drow soit entre de bonnes mains, Bruenor et son clan continuèrent leurs recherches sur le champ de bataille.

— Je n’oublierai pas ça ! lui cria Kemp, loin en contrebas de la colline.

Bruenor cracha dans la direction du porte-parole de Targos et se remit en route, inébranlable.

Et c’est ainsi que l’alliance entre les peuples des Dix-Cités ne dura pas plus longtemps que leur ennemi commun.

L'Éclat de Cristal
titlepage.xhtml
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_000.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_001.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_002.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_003.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_004.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_005.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_006.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_007.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_008.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_009.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_010.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_011.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_012.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_013.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_014.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_015.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_016.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_017.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_018.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_019.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_020.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_021.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_022.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_023.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_024.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_025.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_026.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_027.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_028.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_029.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_030.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_031.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_032.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_033.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_034.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_035.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_036.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_037.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_038.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_039.html
Salvatore.Legende de Drizzt.EclatDe Cristal.2009_split_040.html